Saisir le rock par François Gorin, écrivain, journaliste, 2022 Coffret-catalogue de l’exposition “RockStar#PhotosEvelyne Coutas, 2022

Obstinément muettes, les photos de musiciens en scène nous privent d’un élément primordial de l’instant qu’elles capturent : le son. Elles nous émeuvent et nous fascinent cependant, comme le font celles qu’Evelyne Coutas a glanées pendant quatre décennies, au fil de ses pérégrinations dans les salles et arènes où se jouait le rock.
C’est donc qu’elles nous apportent un supplément moins immédiat, sans doute indiscernable à la seconde où la photo a été prise. Quelque chose échappe à l’image que le performer, qu’il soit chanteur, guitariste ou autre, a plus ou moins consciemment mise en scène. Il a pu soigner ou négliger son look, calculer ses mouvements, il souhaite ou non impressionner par sa présence. Ce quelque chose néanmoins échappe à son contrôle, comme il peut échapper au regard du spectateur, tout à la projection qu’il fait de lui-même dans la musique, à travers ses interprètes — l’expérience d’un concert rock l’invite à être participant, même illusoire, plutôt qu’observateur. Ce quelque chose est la matière de la photo rock. Un geste soudain figé. Un élan dont on ne voit plus que le dessin. Un visage, un corps, recréés par le jeu d’un projecteur. Un soulèvement remis à plat pour que l’œil aussi, après coup, y ait sa part. Une formidable rumeur électrique à présent éteinte mais dont il subsiste, inaudible et pourtant là, visible, compacte ou fragmentée, une trace sur le papier.
De certains concerts, on garde une forte impression visuelle. Cette ligne de front que formaient les trois du Clash devant leur batteur, de gauche à droite Mick Jones et Joe Strummer aux guitares, Paul Simonon à la basse, un barrage sonique et terriblement physique, on pouvait croire qu’ils allaient charger les premiers rangs du public, seule les en empêchait la frontière de la scène et de fait ils n’avaient pas même besoin de la franchir, tout le monde était renversé.
Ou Patti Smith dans ses premières apparitions de pythie poétesse du punk version new-yorkaise, plutôt célébration que table rase : silhouette d’épouvantail, veste clocharde et liquette sans col sur un buste androgyne, tignasse folle auréolant un pâle visage de sainte mal tournée.
Evelyne Coutas était souvent là où nous étions aussi. Probablement dissimulée par son appareil. Attentive à capter ces moments qui ne cessaient de se dissoudre dans l’électricité ambiante et de nous fuir. Elle a souvent choisi le noir et blanc, qui préfère le document à la décoration, la fiction au réalisme, l’intemporel à l’éphémère.

Les images du rock qui persistent le plus durablement dans nos rétines ne sont certes pas toutes en noir et blanc mais la couleur n’en est jamais l’élément essentiel. Leurs couleurs ont beau avoir peut-être un jour flambé, elles se délavent dans nos mémoires comme sur les posters ornant les murs de nos chambres d’adolescent. Sur les nuits de mes quinze ans veillait un Bob Dylan quasi grandeur nature, lui-même les yeux mi-clos, comme en prière ou en transe immobile, armé de sa guitare acoustique blonde Martin, le visage cireux encadré des fameuses boucles, vêtu du non moins fameux pied-de-coq kaki qu’il portait à l’Olympia ce soir-là de juin 1966. Une icône de papier, achetée au bas du boulevard St Michel, agrandissant une photo de Jean-Pierre Leloir, pionnier de la photo jazz et rock en France, longtemps pilier visuel du magazine Rock & Folk, ma bible alors et où j’irais un jour débuter. Leloir dont, incidemment, Evelyne Coutas a croisé la route dans les années 80.
Le mouvement du rock est aussi un cycle, et ses images forment un infini kaléidoscope au défi du bon goût.

François Gorin

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http://www.evelynecoutas.net/?RockStar-PhotosEvelyneCoutas-Les-Roches-brunes-Dinard-9-juillet-30-septembre