Trente ans après mon premier travail photographique lors de la chute du mur en novembre 1989 (*), je reviens à Berlin.
Mon propos n’est pas de m’ouvrir à la nostalgie, d’explorer un jeu de comparaisons des espaces ou de rendre compte de leurs métamorphoses.
J’interroge la possibilité de réécrire la ville en utilisant mes photographies telles les pièces d’un puzzle temporel et fantasmatique pour les inscrire dans l’ambiguïté d’une histoire toujours incertaine.
Pour cela, j’ai fait le choix de montrer non le réel photographié (« une » photographie), mais l’apparition de l’image : ce moment intermédiaire où ce que nous voyons surgir sur le papier photo dans la cuvette du révélateur (c’est-à-dire une image incomplète et évolutive) ne nous livre que les signes les plus denses de ce que sera plus tard le cliché.
Par cette « vision du manque » paradoxale (ce qui manque peut être aussi ce qui est en trop), par la couleur (car en laboratoire on ne voit qu’en noir et rouge), par les reflets (qui nous rappellent que Berlin est aussi une ville d’eau, un monde de réflexions d’espaces et de temps), je perturbe la perception des dates et des lieux, retarde leur identification immédiate et expérimente la difficulté pour tout photographe à fixer l’image d’une époque.
Le brouillage visuel s’accentue par l’insertion dans ce corpus d’une partie de mes photographies du Berlin de 89 et 90. Cette fois, c’est l’image d’archives qui est distanciée : selon le même procédé que précédemment, les « manques » dans le rendu photographique nous obligent à chercher non seulement ce qui n’est pas (encore) visible, mais tout indice de reconnaissance qui pourrait aider à identifier l’espace et le temps.
Ainsi repliées, les temporalités tissent entre ces images flottantes des résonances, des confusions, des porosités. A l’instar d’Homer, le héros ordinaire des Ailes du désir (**) nous cheminons dans des entre-deux historiques et visuels dont il est presque impossible de recoller les fragments. Ne montrer que des images - comme Berlin - « en devenir », (l’image incomplète incarnerait donc à la fois le futur ou la mémoire qui nous manque, et la part de ce qui pourrait ressurgir), les mettre en perspective avec des images « achevées » (mais toujours en interférence avec l’eau, celle du rinçage qui élimine les résidus), c’est toucher la façon dont les mécanismes de souvenance, de perception, de projection, de représentation peuvent se combiner.
Loin (mais si proche) de la quête du souvenir et de la perspective des lendemains, c’est le processus même du tirage photographique (« la » photographie) qui problématise la ville, poétise son histoire, et s’affirme finalement en « sujet ».
Un jour sans doute, je trouverai la Potsdamer Platz.
Evelyne Coutas, août 2019
(*) Dire Berlin, 1989
http://www.evelynecoutas.net/?Dire-Berlin-1989-2013
(**) Les Ailes du désir ( Der Himmel über Berlin), Wim Wenders, 1988.
I haven’t found the Potsdamer Platz
Thirty years after my first photographic work in Berlin, shortly after the wall fell in November 1989 (*), I return to Berlin.
My purpose is neither to dwell in nostalgia, explore a set of comparisons of spaces, nor to report on their metamorphoses. I wonder about the possibility of rewriting the story of the city, using my photographs as pieces of a temporal and fantastical puzzle, inscribing them in the ambiguity of an ever uncertain history.
For this reason, I choose to show not the photographed reality (a photograph), but rather the apparition of the image : this intermediate moment when the image we see emerging on the photo paper in the chemical bath (i.e. an incomplete and evolving image) gives us only the barest signs of what the photograph will be later. Through this paradoxical "vision of absence" (maybe what’s not there would be too much), through colour (because in the darkroom we only see in black and red), through reflections (which remind us that Berlin is also a city of water), I disturb the perception of places, delay their immediate identification and experience the difficulty of any photographer to fix the image in a particular era.
The visual blurring is accentuated by the addition of some of my photographs of Berlin from 1989 and 1990. This time, it is the photo from the archives that we are distanced from : following the same process as before, the "absence" in the photographic rendering forces us to look not only for what is not (yet) visible, but any indication that could help identify space and time.
The temporalities weave between these floating images of resonance, confusion and permeability. Similar to Homer, the anti-hero in Wings of Desire (**), we move through a historical and visual in-between, whose fragments seem almost impossible to put together again. These photographs, which are only work in progress (like the city of Berlin), embody both an open future and a lack of memory, and a piece of what could emerge from them. Setting them parallel to “complete” photographs - but always with the interference of water that rinses away the residue - brings us closer to the combined mechanisms of recall, perception, projection and representation.
Far (but oh-so-close) from the quest for memory and the perspective of the future, it is the very process of photographic printing ("photography") that problematizes the city, poetizes its history, and finally asserts itself as a "subject".
One day I will probably find the Potsdamer Platz.
Evelyne Coutas, August 2019
(*) Dire Berlin, 1989
http://www.evelynecoutas.net/?Dire-Berlin-1989-2013
(**) « I cannot find the Potsdamer Platz »,
Homer in Wings of Desire (Der himmel über Berlin), Wim Wenders,
1987
Traduit du français par Theodore Mentele et Madeline Le Botlan