à l’occasion de l’exposition “Sur les traces ...”,
Ministère de l’Éducation nationale, 2004
MBM : Pourquoi le titre de cette exposition « Sur les traces de... » ?
EC : J’ai repris le titre d’une série qui est présentée ici, série que j’avais réalisée à l’abbaye de Lacock où Henry William Fox Talbot, l’inventeur anglais du « calotype », avait vécu et conduit ses expériences en matière de photographie. C’était aussi une allusion volontaire à la notion de trace en photographie, très présente dans les débuts de mon travail.
En fait, le titre est paradoxal, car on pourrait croire que j’ai travaillé « à la manière de » ou suivi des voies déjà empruntées, or c’est exactement l’ inverse.
J’ai commencé à utiliser le médium photographique en 1984, auparavant je faisais de la sculpture.
Je n’avais à l’époque aucune notion en matière de photographie. Les années 70 en France n’incluaient en effet pas la photographie dans le cursus des Beaux Arts ou de l’Université d’arts plastiques.
Photographiquement « inculte », je n’ai donc pas choisi la photographie : la photographie a été dictée par une démarche, elle s’est imposée à moi. Je ne connaissais pas les photogrammes de Man Ray ou de Moholy Nagy, ni les dessins photogéniques de Talbot.
Je me suis engagée dans cette aventure photographique avec pour seule référence mon bagage artistique, mais le parcours a été tout à fait passionnant, précisément à cause de cette inculture.
En découvrant à postériori que je me posais les mêmes questions que les pionniers de la photographie au 19e siècle, en étant obligée d’expérimenter sans cesse, d’avoir recours à des spécialistes de la technique, j’ai eu à un certain moment la sensation délicieuse de revivre l’histoire de la photographie à l’envers. Bien sûr, si mes solutions étaient parfois identiques à celles de ces pionniers, la démarche était radicalement différente : empirique au 19e siècle et attachée aux perfectionnements techniques, la recherche était chez moi le moyen d’arriver à manifester le produit de ma pensée et l’évolution de cette pensée.
Je n’ai donc jamais travaillé « à la manière de », ni véritablement été « sur les traces de ». Ce n’est que lorsque j’ai choisi de travailler sur cette Lattice Window à partir de laquelle Talbot a réalisé son premier négatif en 1835 que je me suis mise dans des traces, les siennes, cette fois de manière tout à fait volontaire, avec un regard personnel forgé par 16 années de travail.
MBM : Donc, ce n’est pas une tradition d’emprunt...
EC : pas du tout. Je n’ai pas pu emprunter ce je ne connaissais pas.
Évidemment, on ne peut pas nier que lorsqu’on appartient à une époque historique donnée, on a intégré de manière plus ou moins consciente tout un répertoire de formes et de mises en relations plastiques lié à cette époque et à ce qui la précède. La photographie, bien sûr, en fait partie.
Comme je le disais précédemment, il y a eu autour de moi des personnes précieuses qui ont su me conseiller pour éliminer des problèmes essentiellement techniques que l’intuition seule ne pouvait entièrement résoudre. En même temps, ces conseils n’étaient pas tous à prendre au pied de la lettre, car ils étaient donnés en fonction d’une certaine norme photographique. On me disait souvent, « ça, tu ne pourras pas le faire », mais j’étais têtue et je faisais quand même. Bien entendu, ce que j’obtenais ne correspondait pas du tout à ce que je voulais, était totalement hors-normes, mais le résultat allait toujours au-delà de mon intention, c’était donc bien plus intéressant.
Il y avait toujours une forme de découverte et d’émerveillement cachée derrière. Lorsque j’ai réalisé mes premières images solaires en 1989, j’ai été stupéfaite de constater que l’on pouvait faire de la couleur avec du papier noir et blanc. Ce n’était pas du tout l’idée première, mais pour moi à l’époque, quelle révélation !
MBM : une petite « cuisine » personnelle, donc.
EC : C’est le mot approprié, parce que la technique, dès le départ, été fortement liée à la démarche, mais sans jamais en être à l’origine : l’idée préexiste toujours, la technique se met a son service.
Le médium photographique, les techniques dérivées du photogramme que j’ai pu mettre au point sont une certaine façon de poser des problèmes d’ordre plastique et symbolique. J’ai toujours été consciente que la technique ne doit jamais devenir un système : c’est un danger qui peut enfermer et immobiliser au lieu d’induire vers l’ouverture et le mouvement.
C’est la raison pour laquelle j’insiste en général assez peu sur les techniques que j’emploie ; elles sont d’ailleurs pour la pluspart le fruit d’« une cuisine » personnelle qui n’a de sens que dans le contexte où elles sont nées.
Pour l’anecdote, lorsque j’ai commencé à exposer, j’ai tout de suite été classée dans la rubrique « photogramme » parce que mes premières images de lune, les « sélénogrammes », que j’avais faites, étaient réalisées sans appareil photo.
Je ne suis d’ailleurs jamais vraiment sortie de cette catégorie, même si la pluspart des images n’en est que des dérivés et si tous les travaux réalisés depuis 1996 incluent la prise de vue et sont associés à d’autres techniques.
Cela dit, le photogramme dans son aspect symbolique (le rapport à la trace, au prélèvement) plutôt que technique, est resté un axe majeur dans ma pratique, même s’il est très souvent associé à d’autres protocoles plastiques.
MBM : Parlez-nous de ces premières images de lune dont l’une est exposée ici. D’après ce que vous expliquez, il n’y a pas d’« emprunt » au sens strict du terme.
EC : À l’origine de mon travail, il y a deux évènements simultanés.
L’abandon de la sculpture et une vision au double sens du terme, vision rétinienne et projection mentale : une nuit, je vois dans ma chambre à coucher l’ombre projetée par la lumière de la lune à travers la fenêtre sur le mur d’en face. À la suite de ce hasard s’impose ce que j’appellerais un « principe de nécessité » : je dois absolument matérialiser de façon durable cette vision éphémère. Mon problème est alors que face au corps impalpable et éphémère qu’est une ombre, aucun médium ne me semble convenir : ni la peinture, le dessin ou la sculpture, trop matériels, ni l’appareil photo trop clinique.
L’idée de l’empreinte photographique m’est venue à la suite d’une lecture de la nouvelle romantique écrite par Von Chamisso ; dans ce récit, le héros vend son ombre au diable. Lorsqu’il s’empare de cette ombre, le diable se baisse, la roule soigneusement et la met dans sa poche. Je me suis vue moi-même décoller mon ombre du mur et me l’approprier de la même façon.
J’ai donc acheté du papier photo en rouleau qui m’a permis de capter l’ombre de manière directe, sans intermédiaire, après bien sûr quelques petites modifications effectuées dans ma chambre à coucher (devenue pendant plusieurs années une chambre obscure à échelle réelle) et de très nombreux essais plus ou moins fructueux. L’image « empreintée » était ensuite révélée et fixée de façon traditionnelle en laboratoire.
J’aime cette image de la chambre obscure, car elle est la toute première.
Michel-Ange dit : « le bloc de marbre contient toutes les sculptures ». Par extension, on peut imaginer que la première production d’un artiste contient toute son oeuvre à venir.
Rétrospectivement, je peux voir que chaque travail a contenu le germe d’un travail postérieur. Mais bien sûr tout n’est pas aussi simple, l’évolution est arborescente et la lecture n’est pas immédiate. La pluspart du temps, on ne se rend compte de la chose précisément... qu’après l’avoir réalisée.
C’est aussi à travers cette série de « la chambre obscure » que j’ai pris conscience qu’il existait différents champs photographiques, et qu’au-delà de la représentation, de la capture du réel, de la valeur de vérité, la photographie pouvait aussi être un espace de formation psychique.
MBM : et les images solaires ?
EC : pour reprendre les mots de Matisse, c’est encore un exemple de la façon dont souvent « on est conduit » de manière plus ou moins consciente. Je n’y mets évidemment aucune idée d’ordre « supérieur » ou une quelconque notion de « génie » ou d’ « inné ». Simplement, on veut faire une chose, très précisément, et on obtient parfois tout autre chose.
Les images solaires étaient supposées constituer un cycle d’images noir et blanc, répondant à celui de la chambre obscure. Mais voilà que la technique fait barrage (il est impossible d’insoler correctement un support sensible à la lumière solaire), puis le hasard s’en mêle : en oubliant le papier au soleil par erreur, l’empreinte se forme d’elle-même, le blanc vire au bleu. Vieux principe de photolyse redécouvert à mon insu, celui-là même avec lequel Talbot réalisait ses dessins photogéniques.
Talbot n’a malheureusement jamais pu conserver de façon satisfaisante les couleurs originales de ces images instables, révélées à la seule lumière du soleil, sans appareil, sans chimie, parce qu’elles étaient dénaturées ou effacées sous l’action du fixateur .
J’ai pour ma part, après ces tentatives de fixation impossible, utilisé pour ces images solaires la solution la plus évidente, celle du 21e siècle : la reproduction photographique inventée depuis par Talbot .
Ici encore, nouvelle contradiction : il y a épuration du protocole photographique, mais la photographie fait retour et redevient ce qu’elle n’a jamais cessé d’être : une fixation, un arrêt dans l’espace et le temps.
MBM : ces images solaires sont donc des reproductions.
EC : oui et non : la matrice, la feuille de papier noir et blanc où se sont produites les réactions chimiques, constitue à la fois une image latente visible et une forme d’image « invisible », parce que la lumière qui nous sert à la voir la détruit au même moment.
C’est un magnifique et étrange paradoxe que celui d’un regard qui épuiserait l’image, mais le souci de garder et de montrer est très légitime. Le problème n’est pas de savoir ce qui constitue un « original », ce qui me semble être un faux problème. Est original ce que l’auteur décide être un original.
Là encore, il fallait trouver une solution technique pour répondre à un concept artistique et concrétiser visuellement l’idée et l’envie que j’avais de faire les choses. Les procédés de reproduction et de retirage contrôlés en laboratoire pour respecter l’échelle, le contraste et les couleurs m’ont permis de résoudre dans ce cas le problème de l’image latente.
MBM : En fait, vous jouez avec la technique pour qu’on n’en parle plus une fois l’image réalisée. La technique n’intervient chez vous que lorsqu’elle devient indispensable. Vous n’avez jamais véritablement eu l’envie ou l’idée de travailler « à l’ancienne ».
EC : non. Ce sont mon processus de questionnement et les difficultés rencontrées qui m’ont amenée à m’intéresser aux pionniers de la photographie, Talbot surtout parce qu’il a abordé la photographie et de manière technique et de manière philosophique.
Lorsque devant l’apparition de l’image, il s’exclame, « j’en ai été saisi » ou « la photographie relève du merveilleux » ; je me reconnais parfaitement à l’époque des sélénogrammes.
Par contre, je ne me reconnais pas dans l’utilisation de techniques anciennes, car je vis dans ce monde, à cette époque, avec les idées et les apports techniques qui leur sont liés. Poser un principe d’équivalence avec une origine quelqu’elle soit, dans le contexte d’un cheminement précis, est très différent d’une volonté de chercher à retrouver cette origine ou de travailler avec les protocoles de ces origines.
L’idée de « cuisine » est très significative : mes processus de mise en oeuvre sont beaucoup plus proches de l’hybridation du matériau photographique que d’une réappropriation de différentes techniques. Ma série la plus récente combine d’ailleurs des images extraites de vidéos numériques elles-mêmes hybridées en laboratoire traditionnel.
Cela étant, détrompez-vous : si j’aspire à ne plus parler de technique une fois l’image réalisée, pour reprendre votre expression, on ne cesse de m’y ramener. Mes images semblent demander une forme d’« explication » qui, si elle peut être un plus, ne me semble pas nécessaire pour appréhender le travail.
MBM : en fait, c’est une redécouverte du passé, mais après coup. Il y aurait donc une espèce de répétition transversale de la forme, d’une certaine alchimie qui se transmettrait d’une façon presque virtuelle. Comment votre travail s’ancre-t-il dans la modernité ?
EC : mon passage à la photographie date des années 80.
Au regard de ces séries et avec le recul, il est très facile de retrouver les préoccupations de l’époque, elles-mêmes dérivées des problématiques des années 60 : la problématisation du temps de pose, la remise en cause de l’instantané, le passage au grand format (même si dans mon cas ce format était imposé par la dimension de l’ombre portée), l’abandon des dispositifs traditionnels d’exposition (marie-louise/sous-verre), l’intérêt ou le recours à des dérivés de techniques anciennes, et d’un point de vue global, la volonté d’expérimentation et d’émancipation de la photographie qui prend racine dans les années 60 et 70 avec les pratiques événementielles.
Je crois que chaque époque porte en elle des idées, des questionnements, des nécessités,
et ce, quel que soit le domaine. On parle de « l’air du temps », c’est tout à fait ça. Sinon comment expliquer qu’à un moment donné de l’histoire et en des espaces géographiques différents, des personnes se mettent sans le savoir, à avoir des préoccupations similaires ? C’est vrai pour la photographie simultanément inventée en France et en Angleterre, c’est vrai aussi pour des mouvements artistiques comme Dada par exemple et pour beaucoup d’autres évènements politiques et idéologiques.
MBM : nous pourrions peut-être parler de ce rapport au corps, très présent dans vos travaux jusque dans les années 95. Après cette aventure avec la fenêtre, beaucoup de vos photos tournent dans un premier temps autour du corps.
EC : une fois encore, cette préoccupation est indissociable des circonstances dans lesquelles les travaux ont vu le jour.
1984, la chambre obscure, sa fenêtre : la fenêtre n’est pas un motif, c’est un cadre de regard, un regard tourné vers l’intérieur d’une pièce, donc vers l’intime.
La chambre, ses temps de poses de 40 minutes : il était normal qu’à un moment ou à un autre, ma présence (le corps) s’interpose involontairement dans cet espace clos dont je ne pouvais pas sortir le temps de l’insolation. Au début cela m’a gênée, puis j’ai réexploité cette présence, car dans sa non-immobilité parfaite, le corps se transformait, maigrissait jusqu’à devenir parfois une simple cicatrice.
1986, la chambre claire, sa fenêtre : parce que l’ombre portée est le plus souvent au sol et non au mur, la fenêtre devient un périmètre d’inscription. Rien n’est plus tentant face à une ombre portée au sol que de venir y inscrire son propre corps. Ce que j’ai presque tout de suite fait.
En 88, il y a eu les thermogrammes, les séries où le corps est nu sur le papier. Par un jour de grosse chaleur, je découvre une scriptographie du corps sur le papier générée par réaction entre la sueur et le soleil (au 19e siècle, on aurait certainement parlé d’ ”humeurs »). Stupéfaction première puis tentative d’explication : la sueur du corps devient un nouvel ingrédient chimique qui le décalque sur le papier.
Ce n’est plus seulement une captation, mais un phénomène de transfert. J’ai vu récemment une très belle exposition « la photographie et les fluides ». On est très proche de cela, on est aussi très proche du roman de Tournier, « les Suaires de Véronique », ou encore de la théorie des spectres de Balzac, la dimension spirite en moins, tout au moins en ce qui me concerne.
Le corps s’est interposé de manière naturelle, non dans le dessein de réaliser des photographies de corps ou des autoportraits ( songeons que lorsqu’on expérimente, on se sert en général de ce qu’on a sous la main, j’étais le matériau le plus disponible qui soit). À l’époque, j’aimais l’idée qu’au-delà de la figuration, la photographie pouvait « contenir » le sujet, qu’elle était une présence, une forme d’autogenèse. Une relique à la manière du Suaire de Turin.
MBM : avec les images soufflées, le corps commence à s’effacer...
EC : Quand j’ai travaillé avec le souffle, toujours en lumière solaire, je voulais rendre visible et permanent un évènement (haleine, souffle, buée) d’ordinaire invisible ou fugitif.
La première conséquence a été le changement de format, le passage au 18x24. Imaginez-vous souffler sur 3 mètres carrés de papier. La seconde conséquence a été l’élimination formelle du corps. Il ne restait plus que sa présence signalée par la toute petite part du souffle : encore un transfert de l’intérieur vers l’extérieur.
La notion de « substance » devenait plus forte encore : l’image ne pouvait exister qu’à condition qu’il y ait expiration : la vie comme condition absolue de l’image.
Lorsque je suis arrivée à ce stade de mon travail, je me suis dit que je n’avais plus rien à dire ou à faire avec le corps.
MBM : c’était le dernier souffle. Ce qui me paraît assez intéressant, c’est cette relation intime qu’on retrouve, au début avec la chambre « à coucher », ce n’est pas rien ; après il y a ce corps qui est dans sa nudité sur l’espace-plan du papier, et dans un dernier temps la part la plus intime d’un être humain, ce souffle dont on prend juste la trace. Il y a une filiation dans toute cette période 1984-94. Le titre « baisers » est aussi très intéressant en rapport à la « chambre à coucher ». La chambre obscure serait donc dès l’origine la chambre d’amour, la chambre de vie. L’alphabet, qui n’est pas exposé, constitue le dernier opus de ces séries d’ » images soufflées ».
EC : oui ! L’ensemble est constitué des 26 lettres de l’alphabet visualisées par le souffle. Différentes notions y sont abordées, les premières lettres, l’apprentissage...
MBM : ...c’est aussi donner une image à une parole : visualiser le son. Parlez-nous du travail que vous avez réalisé dans l’abbaye où vivait Henry Fox Talbot.
EC : Je cite volontiers Henri Fox Talbot, parce qu’il a donné une dimension philosophique à la photographie. Avec le sérieux de ses recherches optique et chimique, il a su s’émerveiller au contact de cette « la magie naturelle ». Le premier, il pose de façon quasi métaphysique la problématique de la trace et le rôle de transfert de la photographie.
Je peux dire que j’entretiens avec Talbot un rapport presque affectif. J’ai lu ses écrits bien après mon travail sur la chambre claire. J’ai retrouvé des interrogations parallèles, des problèmes similaires. Ses pensées m’ont touchée.
En 1999, à la suite d’une rencontre avec des membres de la société royale de photographie, j’ai demandé et obtenu une résidence d’artiste à Lacock Abbey, la maison dans laquelle Fox Talbot a conduit ses recherches. Il y a notamment réalisé en 1834 le premier négatif papier à partir de la Lattice Window.
Rien de bien étonnant si j’ai choisi de travailler à partir de cette fenêtre. Il est facile de faire les parallèles qui s’imposent, et deviner que cette expérience a été pour moi une forme de ré-étalonnage (de remise à zéro) et de mise à plat de toutes mes intuitions et expériences en matière de photographie.
C’est à cette époque que mon regard s’est tourné vers l’extérieur.
Le négatif de Talbot ne montre pas le paysage extérieur, nous n’en sommes qu’ aux prémices de la photographie réalisée avec une camera obscura , la fenêtre est « brûlée » par la lumière. J’ai voulu retrouver ce paysage tout en utilisant les ombres portées de ces losanges caractéristiques de la fenêtre. Talbot les avait comptés sur son calotype, mais il se serait parait-il trompé.
L’installation originale dont une partie seulement est présentée se compose d’une trentaine de petites images alternées avec ma version de la latticed window . Les petites photos montrent des fragments de ce que l’on peut voir à l’extérieur de l’abbaye depuis la fenêtre, incrustés dans les ombres portées de certains des losanges de la fenêtre à différents moments de la journée. D’un point de vue technique, j’ai souhaité donner à ces images une qualité proche de la gravure, sans retourner évidemment à une technique ancienne comme la calotypie par exemple.
MBM : c’est assez proche de la pointe sèche, là aussi, ça ancre le travail dans le contemporain : une revisitation de la fenêtre de Talbot. Parlons des ces écritures, qui questionnent beaucoup, cet envers des choses, cette trace imperceptible, illisible...
EC : il y a eu une série intermédiaire encore axée sur le corps juste avant ce travail. Après les souffles, j’ai décidé de travailler sur le cri. Pour cela, je ne soufflais plus sur le papier, celui-ci était directement introduit dans la bouche. Il portait donc à la fois l’image du souffle lié au cri sur le côté émulsion, et sur le côté support les traces de dents, de pliures liées à l’introduction du papier à l’intérieur de la bouche. L’idée m’est venue de reproduire et de tirer l’image non plus en couleur, mais en noir et blanc, et recto verso. J’ai réalisé une série de diptyques confrontant une image du souffle très sombre, veloutée, dense à la manière d’une pierre noire, et celle très claire du verso, traitée de manière à faire ressortir le côté tactile des aspérités, des traces.
C’est ensuite que j’ai travaillé les écritures, j’avais envie d’exploiter la notion de tactilité. Il s’agit d’un texte que j’ai écrit sur 15 pages arrachées dans un petit carnet de notes, dont j’ai photographié l’envers. Clin d’oeil à Léonard de Vinci, il est possible de lire le texte si l’on approche un petit miroir avec une certaine incidence près de la photographie.
Je voulais surtout jouer sur le côté hyperréaliste de l’image. Je suppose qu’il s’agit d’une nouvelle transition dans mon travail : montrer que si la photo est ontologiquement trace, elle est aussi la représentation d’un sujet existant.
MBM : c’est presque l’inverse du début de votre travail basé presque exclusivement sur l’empreinte ! On est ici sur une corde raide, à la limite de la visibilité, ce qui constitue une dimension contemporaine très nette.
EC : oui, mais c’est là une réelle limite de visibilité, car l’oeil est réellement trompé. Alors que dans le travail sur les corps ou les souffles par exemple, la difficulté d’identification provient essentiellement du fait qu’il n’y a pas eu prise de vue, mais prise d’empreinte.
Le retour à la prise de vue et à la représentation est très présent dans mon travail depuis 1999. Ce n’est sans doute pas un hasard.
Par ailleurs, la notion de trace me semble aujourd’hui épuisée. On a beaucoup insisté dans les années 80-90 sur les notions d’empreinte, d’index, d’indice. On a mis de côté le fait que la photographie peut aussi représenter quelque chose, un monde, un sujet, un évènement.
Avec les écritures, j’ai éprouvé le besoin de retourner à une photographie qui désigne, qui représente le réel tel qu’en lui-même, mais de façon radicale, puisqu’à la limite du trompe-l’oeil. Ce après avoir longtemps joué sur des dispositifs basés presque exclusivement sur l’empreinte : une forme de retournement ou de volte-face sans doute nécessaires à mon cheminement.
C’est la raison pour laquelle je disais que le titre de l’exposition lui-même portait en lui une contradiction.
MBM : quand on suit votre processus, on voit qu’au fur et à mesure se déclinent toutes les problématiques de l’art contemporain. Mais on a aussi besoin d’une parole, au-delà du regard, sur votre travail, pour pouvoir mieux le comprendre, parce qu’ il n’ y dans vos images que le strict nécessaire, juste le « là où on veut aller ». Cette toute petite partie sélectionnée pour cette exposition dans votre oeuvre photographique depuis 1984, montre votre ancrage dans la modernité plutôt que dans une filiation de tradition, même si sous certains aspects cette filiation existe.
EC : j’évoquais tout à l’heure les constantes caractéristiques des années 80 en matière de photographie.
Bien sûr, il est difficile pour moi de discerner dans mes travaux récents ce qui peut ou pourrait être contemporain. Je n’ai pas assez de recul. Chaque période d’un travail est elle-même une forme de revisitation des périodes précédentes ; de la même façon, tout regard porté sur les images d’une période donnée est aussi une relecture. Je ne vois et je n’analyse plus aujourd’hui les travaux de 1985 comme je le faisais en 1985.
Ce dont je suis sûre, c’est que mes préoccupations et la nature de ma recherche ont changé, qu’il y a eu des déplacements.
Je ne suis pas convaincue qu’on peut aisément discerner dans le contemporain ce qui est de nature dite « contemporaine ». Il y a toujours un risque de cécité, un risque d’établir des confusions, de céder à des modes ou à des impératifs d’ordres divers.
À la manière de Duchamp, je dirais que de toute façon, l’artiste n’a rien à voir avec ça ; le temps seul le dira.
le 28 novembre 2004